Au début du siècle, un anarchiste a choisi notre village pour y fonder » l’Essai « , une communauté libertaire. Cet évènement est remarquable, car cette tentative de mise en œuvre des théories anarchistes est unique en son genre dans les Ardennes et fait partie des rares expériences qui ont été tentées en France. La singularité de cette concrétisation d’idées utopistes est d’ailleurs tellement grande qu’Aiglemont est connu en Corse, en Espagne et le serait même en Chine !
Cette chronique historique vous propose donc de retracer en quelques épisodes la vie et la disparition de cette singulière et extraordinaire expérience.
Fortuné Henry et la genèse de » l’Essai «
Avant d’être fondée dans les bois du Gesly, l’idée de la communauté anarchiste d’Aiglemont est née dans l’esprit d’un homme au parcours hors normes, Fortuné Henry. Anarchiste convaincu, ce parisien est pourtant très différent de la grande majorité de ses compagnons. Alors que ceux-ci, issus de conditions modestes, ont peu d’éducation et ne sont pas toujours très réfléchis, Fortuné est intelligent, cultivé et éloquent. La violence qu’il dégage n’en est que plus terrible car, grâce à son charisme et sa force de persuasion, il incite ses compagnons à la destruction de la société, ses institutions et des hommes qui les représentent. Pourtant, un évènement dramatique va bouleverser sa vie. Il s’agit de la mort de son jeune frère Emile.
Emile est lui aussi anarchiste mais, à l’opposé de son frère, c’est un intellectuel pacifiste qui condamne la violence dont font souvent preuve ses compagnons de lutte. Pourtant, le 12 février 1894, soit une semaine après l’exécution du célèbre anarchiste Vaillant, Emile fait exploser une bombe dans le Café-Terminus à Paris tuant ainsi 2 personnes et en blessant 24 autres. Son exécution en fera un martyr de l’anarchie, et marquera tellement ce milieu qu’un certain Caserio ira jusqu’à assassiner en représailles, le 24 juin 1894, le Président de la République Sadi Carnot.
La tragique destinée d’Emile Henry va profondément bouleverser Fortuné. Devant l’absurdité de toute cette violence, Fortuné range ses discours de destruction de l’état par le feu. Désormais, son but sera de remplacer, en douceur, la société capitaliste qu’il déteste grâce à la création d’une nouvelle, basée sur l’amour et l’harmonie et dont il poserait lui-même les premières pierres.
Son rêve se concrétisera par une journée de juin 1903 dans un petit village des Ardennes nommé Aiglemont.
La fondation de » l’Essai «
Le 14 juin 1903, Fortuné Henry, en costume de ville, des outils sur l’épaule et accompagné de sa chienne Néra, arrive à Aiglemont. De là, celui qu’on appellera dans la région » l’houme libre « , gagne les bois du Gesly et s’installe sur une parcelle qu’il vient d’acheter.
Pourquoi ce parisien a-t-il choisi notre village parmi les quelques 30 000 communes qui existaient à l’époque en France ? Et ce alors que les Ardennes sont considérées comme une zone perdue et reculée.
Le choix des Ardennes comme berceau d’une communauté anarchiste, découle du fait que Fortuné est trop connu des autorités judiciaires de la capitale pour pouvoir y entreprendre quoi que ce soit. De plus, il désire s’éloigner des lieux où son frère a connu un tragique destin. Or, Fortuné connaît bien notre département pour y être fréquemment venu exposer les théories anarchistes, s’opposant ainsi au célèbre Jean-Baptiste Clément et ses thèses socialistes.
L’implantation dans les bois de Gesly s’explique elle aussi facilement. Outre la beauté de l’endroit, qui sera vantée par les différents journalistes qui passeront par » l’Essai « , la clairière du Gesly est bien placée géographiquement. La forêt offre en effet pour les anarchistes un refuge à l’abri des regards indiscrets sans pour autant les couper de la » civilisation « . La gare d’Aiglemont n’est pas trop éloignée de la clairière. La ligne ferroviaire Charleville – Paris est déjà bien développée, ce qui permet à des anarchistes parisiens ou étrangers de venir sans difficulté. Autre avantage des bois d’Aiglemont, ils sont situés à moins de 3 km de Nouzonville. Or cette commune, en plus d’être un important foyer anarchiste, est aussi un important vivier d’adeptes pour les thèses anarchistes. De nombreuses » boutiques » et autres usines fleurissent en effet à Nouzonville. Les ouvriers qui y triment toute la journée pour un maigre salaire, constituent un public plus facile à convaincre que les travailleurs du monde rural, plus conservateurs et méfiants face à ces idées nouvelles et controversées.
Pourtant, les bois de Gesly, que Fortuné semble voir comme les terres promises de l’anarchie, l’Eden des libertaires, se révèlent être plutôt un enfer. Il se heurte tout d’abord à l’incrédulité et la méfiance des gens. Certains vont jusqu’à le prendre pour un sorcier. Ou bien la réincarnation du seigneur du Gesly qui avait émasculé son petit-fils par crainte de mésalliance et dont les ruines du château, détruit en 1521 par Charles Quint, sont situées non loin de la clairière où Henry s’est installé. Mais c’est la nature elle-même qui lui pose le plus de problèmes. Le terrain marécageux sur lequel il est installé, est difficile à travailler. Et la pluie s’en mêle. Pourtant Fortuné, citadin peu formé aux travaux de la terre, s’acharne. Il s’abrite tant bien que mal dans sa hutte en terre et en branchages. Entre deux averses, il draine, sème, creuse…
Son acharnement le fait connaître, et son éloquence fait des adeptes qui viennent l’écouter et parfois l’aider. Un anarchiste italien viendra même le rejoindre. Si bien qu’en décembre 1903, un étang à canards est creusé, un petit champ est cultivé et la hutte est remplacée par une petite maison avec un grenier.
Ainsi, malgré les difficultés, la colonie anarchiste est prête à fonctionner. Reste à voir comment elle a évolué…
Le développement de la colonie
Fortuné Henry, après son arrivée dans les bois du Gély et le défrichage de la clairière où il s’est installé, ne pouvait plus se contenter de sa pauvre cahute de branches. Pour véritablement démarrer son expérience, il devait disposer d’une maison solide, symbole de la colonie pionnière qui allait se développer à Aiglemont. Une structure susceptible d’héberger les personnes qui viendraient y participer.
Fortuné se met à l’oeuvre en hiver 1903 avec l’aide providentielle de Franco, un anarchiste italien qui sera le deuxième colon. Il est, c’est un avantage, menuisier de formation. A eux deux, ils vont bâtir une maison de dix mètres sur neuf, divisée en trois pièces et surmontée d’un grenier. A la fin de l’hiver 1903 la colonie anarchiste d’Aiglemont est réellement fondée. De 1904 à 1909, elle n’aura de cesse de se développer, tant en ce qui concerne bâtiments que de ses activités. Ainsi, fin 1904, la maison a été complétée par un atelier de charpente et de menuiserie, deux hangars pour le remisage, une forge, une écurie cimentée, une étable ainsi que des cabanes, poulaillers et autres clapiers pour les animaux. Mais la colonie n’atteint sa forme définitive qu’en mars 1905 avec la construction du foyer principal de l’Essai, qui viendra remplacer le bâtiment originel devenu trop petit et vétuste. La nouvelle et belle bâtisse, faite de fibrociment et colmatée par de la toile enduite de céruse, mesure 14 mètres de long sur 8,5 mètres de large. Elle se compose d’un grenier, d’une cave et de dix pièces, dont une superbe salle à manger. Elle sera le symbole de la colonie.
L’exploitation agricole source principale des revenus de la communauté va, elle aussi, se développer considérablement au fil des années. De la petite parcelle marécageuse défrichée et drainée par Fortuné, on passe ainsi peu à peu à une exploitation agricole vaste et bien organisée. Ainsi, en décembre 1905, on comptabilise un hectare et demi de culture maraîchère, six à sept hectares de grandes cultures et autant de prairies. Un étang de trois cents mètres carrés a été creusé, mais il est prévu d’en doubler la surface pour faire de la pisciculture. A tout cela vient s’ajouter un cheptel de 160 poules, 70 canards, 70 pigeons, 50 lapins, 7 chèvres et leurs petits, une vache et trois chevaux.
Tout ce travail n’est, bien sûr, pas le résultat d’un seul homme. Dans cette grande et laborieuse tâche de la construction et du développement de la colonie, Fortuné a été aidé par des colons qui sont venus s’installer petit à petit dans les bois du Gély. C’est ce que nous verrons prochainement…
Des colons dans les bois du Gesly
Même si Fortuné Henry est à l’origine de la Colonie, il n’y restera pas longtemps seul. Au cours de ses six ans d’existence, visiteurs d’un jour anonymes ou célèbres, ainsi que colons désireux de tenter l’expérience de l’Essai, vont se succéder dans les bois d‘Aiglemont.
Tout remonte à la construction de la petite hutte de terre et de branchages, habitation primaire et première de l’Essai qui n’a peut- être pas été construite des seules mains de Fortuné. L’anarchiste parisien est en effet un homme de la ville, peu habitué au travail de la terre et du bois. Des personnes qui ont fréquenté la colonie, ont ainsi rapporté que Fortuné avait passé l’hiver avec deux compagnons anarchistes de Nouzonville (Fortuné était arrivé en juin 1903, date où il avait commencé à défricher et drainer le terrain de la clairière). Les Nouzonnais, habitués à arpenter les bois, l’ont certainement aidé à édifier la première hutte.
Les deux hommes repartiront au printemps 1904 mais à partir de cette date, Fortuné ne sera plus seul. Décembre 1903 marque en effet l’arrivée du premier compagnon d’Henry. Il s’appelle Franco, est piémontais d’origine et menuisier-ébéniste de profession. Il vient de Genève d’où il a entendu parler de la colonie. Cette arrivée pour le moins inattendue (on peut se demander comment l’information a pu arriver jusqu’en Suisse) ne sera pas la seule. Viendra tout d’abord André Mounier, dit l’agronome, qui deviendra l’ingénieur maraîcher en titre de l’Essai et la deuxième tête pensante de la colonie. Mais l’une des caractéristiques les plus insolites de cet homme est qu’il est le fils d’un militaire (son père était brigadier au 4ème régiment de Dragons). C’est ce lignage quelque peu gênant et critiquable quand on se veut anarchiste, qui l’a sans doute poussé à mentir lors de son arrivée à Aiglemont. Il s’est fait passer pour le descendant d’un riche propriétaire bourguignon.
Au printemps 1904, la colonie va accueillir sa première femme, arrivée avec son enfant, pour le plus grand bonheur des trois colons. Ils sont en effet trop heureux de se débarrasser des corvées ménagères. La petite fille, qui se prénomme Andrée et que l’on surnomme » Toto « , est aussi joyeuse et débrouillarde que sa mère Adrienne est acariâtre et mal aimable. Adrienne, malgré son mauvais caractère, deviendra la maîtresse d’Henry.
L’Essai comptait 5 compagnons début 1904. Autour de ce noyau dur, d’autres personnes viendront graviter au fil du temps en assemblée hétéroclite : une parisienne veuve et plus toute jeune, un peintre de Montmartre, deux adolescents et un couple d’Aveyronnais accompagné de deux enfants. Ainsi en octobre 1904, la colonie comptera 20 membres, dont 11 « permanents » et 9 visiteurs qui ont prolongé quelque temps leur présence à l’Essai. Le nombre des colons ne dépassera pas ce chiffre, mais fluctuera et diminuera peu à peu. La clairière sera le théâtre d’un chassé-croisé entre les colons qui arrivent, motivés par cette nouvelle expérience, et ceux qui repartent, déçus par l’ambiance ou découragés par la vie rude qu’on y mène.
L’attrait de l’Essai sera tel (il y a eu très peu de colonies anarchistes en France et même dans le monde entier) que de nombreux visiteurs anonymes ou connus le fréquenteront : des anarchistes célèbres comme Matha, directeur du « Libertaire », Francis Jourdain et même Sébastien Faure considéré comme l’un des pères de l’anarchie. Mais il faut également citer tous les compagnons anonymes de l’anarchie qui viennent de toute la France et même de l’étranger pour rendre visite à leurs frères de l’Essai. Comme ces deux individus à l’accent étranger, peut-être russe, qui sont venus un jour demander le chemin de Gesly à Alphonse Neveux mon arrière grand-oncle, alors jeune garçon.
Sont passées également à Aiglemont des figures de la troisième république, comme Alexandre Steinlen grand caricaturiste, Maurice Donnay et Lucien Descaves, auteurs de pièces de théâtre en vogue et surtout Anatole France, homme de gauche et futur prix Nobel.
Des personnes moins recommandables ont transité également par les bois du Gesly. Outre des anarchistes dont certains étaient auteurs d’actes terroristes et des contrebandiers locaux, l’histoire voudrait que la tristement célèbre « bande à Bonnot » soit passée à la colonie. C’est une légende bien ancrée dans les mémoires. En effet ce groupe de voleurs, qui a détourné à son profit les préceptes fondateurs de l’anarchie, n’a sévi qu’à partir de 1911 soit deux ans après la fin de l’Essai. Mais il est vrai qu’un certain Dieudonné a séjourné quelque temps parmi les colons, et il est très probable qu’il s’agisse du Dieudonné de la bande à Bonnot.
Avec de telles fréquentations, il est facile d’imaginer que la réputation des colons n’était pas toujours très bonne…
La réputation mitigée de la colonie
La présence d’une colonie anarchiste en province bien loin de l’agitation parisienne, ne peut pas passer inaperçue ni laisser indifférent. Face à ce mouvement aux idées étranges et animé par des étrangers au département, les sentiments de la population locale sont exacerbés à l’extrême. L’Essai, ainsi que ses colons, sont donc soit aimés soit détestés. La balance oscille d’un côté ou de l’autre en fonction de la catégorie sociale des personnes. Ainsi, à Nouzonville, où la grande majorité des habitants sont des ouvriers, Fortuné Henry et son compagnon Mounier sont les bienvenus. Il faut dire que les conditions des ouvriers sont très dures : nos 39 ou même 35 heures par semaine leur auraient paru être un rêve irréalisable. Et nos deux anarchistes se sont fait les champions de la grève et des luttes syndicales. Par contre, il est bien évident que les patrons, maîtres incontestés de leur entreprise où ils ont presque le droit de vie et de mort sur leurs employés, ne voient pas d ‘un très bon oeil la présence de ces « fauteurs de trouble » à proximité de leur «boutique».
Ce point de vue est d’ailleurs largement partagé à Aiglemont, plus rural que Nouzonville et donc plus frileux aux idées anarchistes. La critique des valeurs « sacrées » telles que la propriété, le mariage, la patrie ou la religion n’étaient pas du goût des agriculteurs locaux et autres notables. Et surtout, on se méfiait des étrangers, ceux qui ne sont pas d’Aiglemont. Mais n’est-ce pas toujours la même chose aujourd’hui ?
C’est ainsi que sont nées les rumeurs les plus folles à propos de la colonie et de ses membres. Fortuné Henry tout d’abord, lorsqu’il s’est installé dans les bois du village, a été pris pour la réincarnation du seigneur de Gesly, homme violent et dément dont la légende locale voudrait qu’il ait émasculé son petit fils dans un élan de folie. Mais les Aiglemontais ne vont pas s’arrêter là et vont se charger de la réputation de tous les autres colons. Ces derniers seront en effet accablés de tous les maux : bons à rien, voleurs de poules, contrebandiers, terroristes… Il faut dire que certains contrebandiers avaient l’habitude de passer par la colonie. Mais surtout, le fait que des repris de justice aient résidé à l’Essai n’a pas arrangé les choses. Les rumeurs se propagent très vite et on va même jusqu’à dire que des riches personnes, venues en curieux à Gesly, ne sont jamais réapparues.
Il est bien évident que la sombre réputation des anarchistes est en grande partie exagérée, même si certains colons avaient certainement un passé douteux. Cette déformation de la vérité par les natifs d’Aiglemont est surtout liée à la peur de l’inconnu, mais également à leur goût pour les histoires et autres légendes.
Cependant, il faut également préciser que le caractère et le comportement d’Henry n’est pas pour améliorer la situation. Renfrogné et brutal, il fait parfois le coup de poing lorsque, les rares fois où il monte au village, on se moque de sa colonie.
Pour autant, tous les Aiglemontais ne détestent pas les colons et certains de nos vénérables anciens se souviennent encore avec émotion de ces « gens exceptionnels ». Car tantôt critiqué, tantôt encensé, l’Essai était un véritable lieu de curiosité où les gens affluaient le dimanche.
L’Essai : un pôle d’attraction
L’Essai a vu passer des visiteurs, membres plus ou moins importants de l’anarchisme de la Troisième République. Ces visites ponctuelles n’ont pas été les seules. La colonie a été en effet un pôle d’attraction important et constant pour la population avoisinante.
De par l’originalité de son fonctionnement et des idées qu’il véhicule, l’Essai attire les curieux ou les sympathisants. Car il est bien évident qu’aucun détracteur de la colonie ne se serait risqué à « se jeter dans la gueule du loup ». On peut ainsi distinguer deux catégories de visiteurs : les fidèles d’Henry, que l’on peut presque qualifier de colons à temps partiel, et les simples curieux.
La première catégorie regroupe l’ensemble des personnes qui adhèrent à l’idéal de Fortuné Henry et qui croient aux vertus pédagogiques de sa colonie libertaire. Leur nombre n’est pas aisé à déterminer car ces gens sont restés pour la plupart anonymes.
Ces adeptes ont directement collaboré au développement matériel de la colonie. Ouvriers pour la plupart (dont une grande majorité originaire de Nouzonville), ils ont apporté, malgré leurs conditions de vie difficiles, des dons financiers, modestes, mais essentiels. L’argent collecté a permis par exemple l’amélioration de la production agricole de l’Essai. Mais surtout, à l’image de Malicet et Gualbert qui ont aidé Fortuné Henry à construire la première maison, ces visiteurs ont mis « la main à la pâte » et ont notamment participé à la construction de la grande bâtisse de la colonie. Ils ont aussi travaillé dans les champs. Cette aide a été importante pour le développement et la survie de l’Essai. La surface cultivable a représenté jusqu’à 8,5 hectares dont 7 en culture et le reste en produits maraîchers. L’entretien des étangs et celui des animaux sont également des tâches qu’ils ont partagées avec les 5 colons permanents. Et tous travaillaient sans beaucoup de moyens. Ces bénévoles viennent suivant leurs disponibilités. Une journée lorsqu’ils sont en repos, ou quelques jours, ils sont alors logés dans la grande maison. Certains viennent même après le travail en usine, effectuer des labeurs aux champs.
On peut en identifier quelques uns parce qu’ils étaient les chefs de file des différents mouvements anarchistes et syndicalistes des Ardennes. Ces personnages connus ont, quant à eux, participé au rayonnement culturel et pédagogique de la colonie.
Un lieu de curiosité
Les sympathisants anonymes, attirés par la colonie d’Aiglemont ont fortement contribué à son développement matériel. Mais l’Essai a également rassemblé des figures ardennaises de l’anarchisme et du syndicalisme, qui ont participé à son épanouissement culturel et intellectuel, ainsi qu’à son rayonnement pédagogique.
Des groupes célèbres d’anarchistes ardennais tels que les « Déshérités de Nouzon » qui deviendront, à la naissance du syndicalisme anarchiste, les « Libertaires », ont vu leur histoire associée à celle de l’Essai. Leurs membres, chefs de file de l’anarchisme et du syndicalisme, se rendent régulièrement à la colonie d’Aiglemont pour parler théorie mais également action. Les François Malicet, Henry Gualbert, Gustave Bouillard, Emile Roger, Jules Desgrolard, Victor Dubuc, Jules Herbulot, Adonis Roger, Lucien Hulot et autres, viennent chaque dimanche, de 16 à 19 heures, écouter les discours de Fortuné Henry et débattre des sujets qui leur tiennent à cœur. De même, à la suite d’excursions en forêt « pour cueillir des mûres » sont organisées des rencontres avec des hommes étrangers à la colonie, tels que des professeurs d’université, pour aborder des thèmes comme « le travail imposé et le travail consenti ».
La présence de ces invités, penseurs et hommes d’action de l’anarchisme, en terre d’Ardenne; représente un double intérêt pour l’Essai. Elle contribue à son animation intellectuelle et au développement des principes qu’elle tend à transmettre au monde extérieur, mais surtout; elle renforce le potentiel pédagogique de l’Essai. En retour; la colonie apporte aux anarchistes ardennais un lieu d’expérimentation et de démonstration de leurs idées et de celles d’Henry.
Car l’intérêt de l’Essai réside justement dans sa faculté à rendre vivantes et perceptibles les idées anarchistes. Ses visiteurs, attirés par l’initiative hors du commun, sont nombreux. Le dimanche, on vient en famille visiter l’Essai qui est situé dans un cadre agréable. On vient aussi boire, pour deux sous seulement, un quart de lait fourni par la vache nommée Jolie. Mais surtout, les visiteurs peuvent en toute liberté, écouter les discours d’Henry et des anarchistes ardennais ou bien se procurer sans être dénoncés, les brochures libertaires qui coûtent 10 centimes. La pédagogie repose ici sur la liberté, si chère à l’Essai et à la notion d’auto-apprentissage. Cela semble fonctionner, puisque Mounier relate qu’à la fin d’une journée, ils ont 22 francs en caisse. On peut raisonnablement estimer que plusieurs dizaines de visiteurs passent à la colonie chaque dimanche, ce qui est loin d’être négligeable.
L’Essai n’a pas fait qu’attirer du monde, il a également eu un véritable et important rayonnement à l’extérieur.
Un lieu actif de diffusion des idées anarchistes dans les Ardennes
De nombreux visiteurs, sympathisants ou simples curieux, anarchistes virulents ou républicains ouverts d’esprit, ont côtoyé « le milieu harmonique artificiel » si cher à Fortuné Henry. Mais la colonie d’Aiglemont n’a pas fait qu’attirer des curieux avides d’apprendre « la nouvelle société idéale », elle s’est également ouverte vers l’extérieur.
Cette volonté de communiquer pour prêcher la bonne parole s’est principalement exprimée par l’écrit, support idéal des penseurs de la colonie que sont Mounier et surtout Henry.
Ce dernier, écrit donc dans les journaux anarchistes tels que « le Père Pénard », le « Radical » ou le « Libertaire » où il parle bien sûr de l’Essai d’Aiglemont et des idées qui l’animent. Mais prêcher pour les convaincus n’est pas suffisant pour l’anarchiste ardennais. Il décide de créer un journal propre à la colonie, véritable outil de propagande de ses théories, mais également support de la lutte syndicaliste libertaire.
C’est ainsi que naît le 10 juin 1906 le « Cubilot ». Son titre hautement symbolique, évoque le four qui sert à liquéfier la fonte pour la mouler. Il caractérise bien le labeur et la souffrance des ouvriers ardennais. Ce journal a vu le jour grâce à une souscription de 15 000 francs lancée auprès des amis de la colonie et aussi grâce à une presse donnée par un riche admirateur de Charleville.
Dès lors, le journal va paraître régulièrement tous les quinze jours, puis toutes les semaines. La régularité et la longévité de parution, 45 numéros, sont très étonnantes si on compare avec les quelques « feuilles de choux » éditées par les autres colonies qui ont existé en et hors hexagone. Cette publication comprend quatre grandes feuilles et coûte cinq centimes. Illustré et imprimé en petits caractères, le journal donne le ton dès le sous-titre où l’on peut lire : « les politiciens sont usés, c’est pourquoi nous apparaîssons ». Le slogan est simple et résume toute la philosophie développée : rejet de toute autorité quelle qu ‘elle soit et présentation du syndicalisme libertaire comme solution à tous les problèmes du monde ouvrier. Cette idée est renforcée par l’illustration réalisée par Francis Jourdain où l’on voit trois ouvriers enfournant dans le cubilot un drapeau, un fusil et un crucifix, symboles de l’État, la Nation et la Religion.
Cette attaque acerbe et sans concession de la société et de ses valeurs se retrouve tout au long des articles du journal.
Le contenu du Cubilot
Le sous-titre du Cubilot en dit long sur l’esprit qui anime les rédacteurs du journal : « Les politiciens sont usés, c’est pourquoi nous apparaissons ». Dans un style sans concession, le journal mène une attaque en règle contre les institutions et les dirigeants d’une société considérée comme injuste et pervertie : « La politique : le « GUIGNOL NATIONAL » a rouvert ses portes. Nos bouffes-galettes vont continuer de s’agiter et de pérorer et les gogos d’admirer et de casquer… ». Mais malgré le style acerbe et populaire, le ton est toujours sérieux et ne sert qu’un but précis. Fortuné Henry écrit qu’il faut faire des syndicats « …l’instrument puissant de lutte qu’ils devraient être et que le vieux Clément voulait qu’ils soient. ». Cette référence à Jean-Baptiste Clément, le chantre du socialisme dans les Ardennes, n’est pas innocente. Le journal se destine à reprendre son œuvre fédérative, sans le concours d’aucun parti politique, mais par le biais de l’information et de l’éducation directe des ouvriers.
Pour ce faire, le Cubilot se décompose en 3 parties. La première est consacrée à un sujet d’actualité, au syndicalisme ou aux idées libertaires. On y parle d’antimilitarisme, d’iniquité du capitalisme ou on y critique les répressions sanglantes faisant suite aux grèves. La deuxième partie est consacrée à l’analyse des textes de loi ainsi qu’à des sujets portant sur le syndicalisme ardennais. Enfin, la dernière partie dresse le compte-rendu des grèves qui se sont déroulées et informe de celles à venir ainsi que des différentes réunions à thèmes ou d’échanges. La dernière page du journal laisse également la place à des poèmes ou des contes libertaires, des caricatures anticléricales ou des conseils d’hygiène et de santé.
Les rédacteurs du journal sont assez nombreux. On retrouve tout d’abord les deux penseurs de la colonie, Mounier et Henry. Le premier est le gérant du journal. Quant au second, il écrit très souvent sous le pseudonyme de Jean Prolo. De nombreux autres syndicalistes libertaires et anarchistes ardennais collaborent à la rédaction du Cubilot. Ils écrivent pour la plupart sous des pseudonymes, ce qui les rend impossible à identifier. On trouve ainsi des noms évocateurs ou poétiques tels que Limpide Semoy, E. Dantés, Piedplat, Aigrette ou le Furet. Quelques-uns s’expriment sous leurs véritables noms. Ce sont des figures du syndicalisme ardennais qui font publier leurs avis de grève, tel Alphonse Taffet du syndicat des métaux de Mohon. Des personnages d’envergure nationale comme Emile Pouget, rédacteur du célèbre « Père Peinard », journal anarchiste à publication nationale ou Merrheim, représentant national de l’importante Fédération de la Métallurgie, écrivent aussi dans le Cubilot.
La diversité de participation à la conception du journal, explique le succès, mais surtout l’influence qu’a pu avoir cette publication sur le milieu ouvrier et syndical local. Pourtant le Cubilot, vecteur principal de transmission des idées générées par l’Essai, n’a pas été le seul moyen de propagande même s’il est difficile d’avancer un chiffre précis d’exemplaires vendus.
L’influence de la colonie
Le Cubilot, le journal de la colonie n’était pas le seul outil de propagande des idées d’Henry. De nombreuses brochures anarchistes ont été publiées grâce à la presse dont disposaient les colons de l’Essai. Ecrits par Fortuné (« Grèves et sabotages », « Communisme expérimental », etc), Mounier (« En Communisme, la Colonie Libertaire d’Aiglemont »), ou bien simple réimpression d’ouvrages existants (« Non ! Dieu n’est pas ! » du Curé Meslier), ces ouvrages ont contribué à répandre les idées anarchistes dans tout le Département.
Mais l’influence de l’expérience libertaire de l’Essai est allée bien au-delà pour franchir les barrières de l’espace et du temps. En effet, non seulement l’Essai a servi d’exemple pour d’autres expériences de ce type (les fondateurs d’une colonie corse se sont inspirés des écrits d’Henry), mais des personnes qui n’avaient rien à voir avec l’anarchie ont parlé du Gesly. Différents articles traitant de Fortuné et son « milieu harmonique » ont ainsi été écrits, dont un qui est paru dans un grand journal à tirage national et qui démontre la grande curiosité que suscitait cette expérience. Mais surtout, l’Essai a aussi inspiré des artistes puisque Donnay et Descaves, deux célèbres auteurs de l’époque, ont écrit une pièce intitulée « la Clairière » et qui reprenait en partie la vie et les personnages de l’Essai.
C’est ainsi que, alors que les derniers colons avait quitté les bois de Gesly, usés par la vie difficile, les espoirs déçus et les dissensions internes, le tout Paris acclamait la pièce qui s’en était inspiré. Cette influence de la colonie, après et malgré sa mort, ne s’est pas arrêtée là. Alimentée par les phantasmes et les rêves que génère toute tentative de réalisation d’une utopie, la mémoire de la réalisation d’Henry a traversé les frontières et le temps. Ainsi, des anarchistes espagnols se sont intéressés de près à la singularité d’Aiglemont. Plus fort et plus lointain encore, un article au sein de l’organe officiel du parti communiste chinois aurait été consacré aux colons d’Aiglemont.
Mais surtout, l’image de la colonie reste gravée dans la mémoire collective ardennaise où les notions de luttes, de combats et de fraternité sont fortement ancrées. Non seulement les férus ou amoureux d’histoire(s) parlent encore de la colonie, mais des enfants spirituels de Fortuné ont pris la relève et continuent, à leur manière, le combat libertaire de leur inspirateur. Ainsi est reparu il y a quelque temps, avec une présentation similaire, l’équivalent des brochures éditées par la colonie. On peut même y lire la phrase suivante : « les politiciens sont usés, c’est pourquoi nous ré-apparaissons ». L’expérience de Fortuné a fait long feu mais la mémoire de son passage reste donc très présente, faisant ainsi d’Aiglemont un village au passé singulier. Peu de villages au monde peuvent en effet se vanter d’avoir accueilli en leur sein une tentative de réalisation d’une communauté libertaire telle que l’Essai d’Aiglemont.